IPv4 et IPv6 sont deux versions du protocole Internet (IP) utilisées pour identifier les appareils sur les réseaux et acheminer le trafic sur Internet. IPv6 est la version la plus récente, conçue pour remplacer IPv4 et résoudre le problème d’épuisement des adresses IP, améliorant certains aspects techniques. La migration d’IPv4 à IPv6 a débuté depuis quelques années au Burkina et des défis demeurent. Pour en parler, nous avons rencontré Brice Abba, responsable de l’engagement communautaire chez le Régistre africain d’internet (AFRINIC). C’était le vendredi 15 novembre 2024 à Ouagadougou, au siège de l’Association burkinabè des domaines Internet (ABDI).
Lefaso.net : Dans quel cadre séjournez-vous au Burkina Faso ?
Brice Abba : Ma visite au Burkina Faso s’inscrit dans le cadre du soutien du Registre africain d’internet (AFRINIC) pour tout ce qui concerne le développement d’Internet. Il y a actuellement la Semaine du numérique au Burkina, et je suis venu pour parler de tout ce qui concerne les technologies émergentes, la gestion des ressources et comment le Régistre accompagne les États africains dans le développement d’Internet.
Parlez-nous davantage d’AFRINIC
AFRINIC est le Registre du réseau Internet pour l’Afrique. Sa fonction principale est de gérer les adresses IP pour la région Afrique. Il existe trois types d’adresses IP : les adresses IPv4, les adresses IPv6 et les numéros de systèmes autonomes.
À quoi servent ces numéros ?
Les numéros de systèmes autonomes permettent d’identifier chaque réseau sur Internet. L’ABDI est membre d’AFRINIC et possède son propre numéro de système autonome. Sur Internet, l’ABDI a une identité numérique. Chaque réseau dans le monde est identifié par ce numéro. Par exemple, Orange Burkina ou Moov ont chacun un numéro de ce type sur Internet. Tous les opérateurs qui ont acquis des ressources numériques auprès d’AFRINIC ont une présence sur Internet.
Les adresses IP, quant à elles, servent à identifier les ordinateurs, les téléphones, les réfrigérateurs, les téléviseurs… qui se connectent à Internet. Derrière chaque numéro de système autonome, représentant un réseau, il y a plusieurs équipements connectés, identifiés par des adresses IPv4 et/ou IPv6.
Quelle est la différence entre les adresses IPv4 et IPv6 ?
La différence réside principalement dans la taille. C’est un peu technique, mais faisons simple. Prenons les numéros de téléphone : à une époque, les numéros de téléphone avaient six chiffres. Avec l’augmentation des abonnés, il a fallu passer à huit chiffres, puis à dix chiffres, etc.
On utilisait le protocole IPv4 est codé sur 32 bits, offrant environ 4 milliards de possibilités. Cependant, aujourd’hui, presque toutes ces adresses IPv4 utilisables sont presque épuisées. En Afrique, il nous reste environ 1 100 000 adresses IPv4. En Europe et en Amérique, il n’y a plus d’adresses IPv4. En Asie-Pacifique, il y a encore quelques adresses IPv4 disponibles. Seuls AFRINIC et la région Asie-Pacifique ont encore des adresses IPv4.
Les adresses IPv6, elles, sont codées sur 128 bits, offrant des trillions de trillions de trillions d’adresses, bien plus que les 4 milliards d’adresses dont dispose IPv4. Pendant la Semaine du numérique, j’ai expliqué qu’avec les membres d’AFRINIC au Burkina Faso, nous avons attribué des blocs d’adresses IPv6. Avec ces blocs, chaque personne au Burkina Faso peut avoir plusieurs adresses IPv6 alors qu’en adresse IPv4, une adresse IPv4 est partagée par 70 Burkinabè.
Comment cet épuisement des adresses IPv4 affecte-t-il le développement des pays comme le Burkina Faso ?
Comme mentionné, les adresses IP permettent de connecter les équipements à Internet. En Afrique, le taux de pénétration d’Internet est d’environ 40 %. Au Burkina Faso, il est de 50 % avec la 3G et la 4G. Pour augmenter ce taux, il faudra passer à IPv6, car les adresses IPv4 restantes sont insuffisantes. Le développement numérique, avec des services dématérialisés comme e-santé, e-gouvernance… nécessite des adresses IP. En Europe, le passage à IPv6 a été une nécessité pour connecter plus de réseaux. C’est ce qui est en train d’arriver ici.
Quelle est la situation de cette transition vers IPv6 au Burkina ?
Au Burkina Faso, je travaille avec la communauté technique depuis plusieurs années. Nous avons organisé de nombreuses formations sur IPv6 et en 2022, j’étais là lors de la mise en place d’un Task Force IPv6. Hier (14 novembre 2024, ndlr), j’ai rencontré la responsable du Task Force IPv6 pour discuter de la réorientation de nos efforts pour ce qui est de la migration vers IPv6. Il y a du potentiel en IPv6 au Burkina.
Aujourd’hui, ce qui est important, c’est que la connectivité IPv6 existe déjà grâce aux opérateurs Internet. Il est important d’informer la population. Mais comme je le dis toujours, l’utilisateur final n’a pas besoin de savoir si c’est de l’IPv4 ou de l’IPv6, il veut juste une bonne expérience Internet. La partie technique est gérée par les opérateurs télécoms. Cependant, l’État, via des structures comme l’ARCEP ou l’ABDI, peut donner l’exemple en déployant IPv6 dans des universités pour montrer que cela fonctionne et que ce n’est pas un mythe.
Cette transition induit-elle un gain en termes de sécurité et de fluidité ?
Le projet IPv6 était principalement conçu pour garantir l’évolution de l’Internet. C’était la priorité. Comment faire pour que dans 50 ans, dans 100 ans, on ne soit pas en train de réfléchir à quel type de numéro attribuer à nos équipements pour se connecter à Internet. Dans notre usage d’IPv4, nous avons constaté qu’il y avait des problèmes qui ont été améliorés lors de la normalisation d’IPv6.
Donc, les problèmes liés à l’utilisation du protocole IPv4, qui sont assez gênants dans le fonctionnement des réseaux, ont été corrigés avec IPv6. Retenons qu’il existe des mécanismes de sécurité tant pour l’implémentation d’IPv4 que d’IPv6.
Il y a un mécanisme de sécurité bien connu appelé IPSec. Ce mécanisme de sécurité existe nativement dans le design d’IPv6, alors que pour IPv4, il est venu après coup. C’est pourquoi certains disent qu’il y a un mythe de sécurité IPv6 au niveau 3.
Cependant, le protocole IPv6 en lui-même aide à améliorer certaines sécurités. J’ai mentionné qu’au Burkina, une adresse IPv4 est partagée par 70 personnes. Donc, lorsqu’il y a une infraction commise par l’une de ces personnes, il est difficile, trois mois après, de dire à qui cette adresse avait été attribuée à telle heure, tel jour lors de la commission de l’infraction.
En matière de cybersécurité, il est plus complexe d’utiliser des adresses IPv4 pour identifier les usagers d’Internet. Avec IPv6, il y a une certaine facilité, ce qui aide à la cybersécurité. Il y a aussi une optimisation du routage. Ce sont des améliorations au niveau du protocole en lui-même et de ses spécificités qui se traduisent par un gain en termes de qualité.
Comme je l’ai dit, une nouvelle technologie qui arrive corrige les erreurs connues, mais elle peut aussi venir avec de nouveaux problèmes. Cependant, ces problèmes ne sont pas insurmontables. Ce sont en réalité des comportements liés au fonctionnement du protocole, mais que l’on essaie de maîtriser.
IPv6 n’en est qu’à ses débuts au Burkina Faso. Quelles sont les étapes essentielles à suivre pour cette transition ?
Il y a des étapes, mais le plus important n’est pas de se focaliser sur celles-ci. Il y a des alternatives.
Par exemple, si Orange Burkina décide de donner IPv6 à ses clients, il ne va pas attendre de suivre toutes les étapes. Il va les suivre en interne. En Côte d’Ivoire, Orange est en train de donner IPv6 à ses clients parce qu’ils ne peuvent plus connecter de nouveaux clients en IPv4. Cela va bientôt arriver au Burkina et sera généralisé. Il y a déjà Canalbox qui offre IPv6 à ses clients.
En termes d’étapes, lorsqu’une entreprise ou un pays veut déployer IPv6, la première étape est la formation, puis la communication.
Lorsque vous formez vos ingénieurs, vous communiquez dans les médias. Lorsque la communication est faite, on revient aux réseaux et on prend les blocs d’adresses IPv6 chez AFRINIC. Vous dites à AFRINIC que vous voulez déployer IPv6 dans votre réseau, mais que vous n’êtes pas encore membre. Vous allez alors entamer le processus pour devenir membre d’AFRINIC. Une fois cela fait, vous aurez vos blocs IPv4 et IPv6. Ensuite, vous décidez comment vous connecter à Internet. C’est ce qu’on appelle le choix du mécanisme de transition. On veut déployer IPv6, on a nos blocs d’adresses IPv6, mais au Burkina, y a-t-il quelqu’un qui peut donner accès à Internet avec IPv6 ? Si oui, cela influencera le choix du mécanisme de transition.
Je choisis l’option A parce qu’il y a un opérateur, l’option B parce qu’il n’y a pas d’opérateur. Je prends l’option C parce qu’il y a un opérateur, mais ce n’est pas sûr… En fonction de cela, vous choisissez le mécanisme de transition qui convient, puis vous continuez avec toute la partie technique.
Vous commencerez par faire votre adressage, annoncer vos préfixes, dire à Internet que vous êtes ABDI : “Voici mon bloc, voici le numéro de mon réseau”. Ensuite, vous célébrez les victoires d’un service délocalisé, par exemple, en le rendant accessible à la population sur IPv6.
Les bonnes pratiques sont que si vous avez www.abdi.bf, vous allez créer ipv6.abdi.bf pour vous assurer que tout le développement logiciel fonctionnant en IPv4 est compatible avec IPv6. Lorsque les sites en IPv4 fonctionnent également en IPv6, on peut éteindre les sites web qui étaient exclusivement en IPv4 et les rendre accessibles en IPv4 et IPv6.
C’est ainsi que l’on effectue la migration jusqu’à un déploiement complet. Au niveau du réseau, c’est assez technique. Quel est le protocole de routage utilisé ? Est-ce que le protocole de routage supporte IPv6 ? Si oui, doit-il être amélioré ? Il y a aussi l’audit de notre système d’information. Nous avons un formulaire pour aider nos membres à effectuer un audit complet de leur système d’information, afin de savoir où des améliorations sont nécessaires, quels équipements doivent être remplacés. Certaines banques ont des serveurs très robustes datant de 1990 qui fonctionnent très bien et qu’elles ne veulent pas changer. Il existe des mécanismes de transition pour les aider à pouvoir recevoir et envoyer des données sur IPv6.
Quels sont les pays d’Afrique de l’Ouest qui sont en avance par rapport à cette transition ?
Il y a plusieurs statistiques. 90% des pays en Afrique de l’Ouest ont déjà commencé la transition. Il y a la question du contenu. Y a-t-il du contenu en IPv6 au Burkina Faso ? Au Burkina, il y a très peu de contenu, environ 1%. Mais si vous êtes au Burkina et que vous avez des coopérants chinois ou russes, sachez que dans leur région, il n’y a pas de IPv4. Ils ont tout en IPv6. Ils arrivent à se connecter à leurs serveurs car vous leur donnez la possibilité d’accéder à IPv6 sans problème. Dans les autres pays de la sous-région, il y a très peu de contenu, environ 10 à 15%. Certains pays sont à environ 20%. Le Burkina a beaucoup d’utilisateurs mais très peu de contenu. Cela est peut-être dû à ses partenaires stratégiques ici qui vont prendre du contenu IPv6. Dans d’autres pays, il y a du contenu mais peu d’utilisateurs.
Aujourd’hui, quels sont les véritables défis de cette transition ?
Les défis actuels sont des défis idéologiques en ce sens que, techniquement, nous savons comment effectuer cette transition. Les équipements fabriqués depuis 2000 supportent IPv6. Nous sommes en 2024. Aujourd’hui, si vous regardez votre appareil photo, il supporte IPv6, tout comme cette télévision (accrochée dans la salle de réunion de l’ABDI, ndlr) et nos smartphones. Même si vous n’avez pas la formation ou la capacité de le faire, il y a des personnes qui peuvent vous accompagner. Voilà pourquoi je parle de défis idéologiques.
Il y a de la réticence à tout ce qui est nouveau. En général, il n’y a pas de réticence aux nouvelles voitures, mais il y a de la réticence aux nouvelles marques de voiture. Quand vous êtes au bureau, votre directeur a accès à Internet ; si vous lui dites qu’il faut passer sur IPv6 et qu’il vous demande pourquoi, et que vous lui dites que c’est pour Internet, il vous répondra qu’il a déjà Internet. Il faut lui expliquer que l’adresse que vous utilisez est partagée par tout le monde au bureau, et que si cette adresse est blacklistée parce qu’un staff a fait des bêtises sur Internet, vous n’aurez plus accès à Internet.
En 2018, nous avons mené une étude pour demander aux ingénieurs que nous avions formés avant 2010 pourquoi ils n’avaient pas encore complètement déployé IPv6. La première réponse qui revenait était qu’ils n’étaient pas sûrs d’être assez compétents pour le faire seuls ; la deuxième réponse était que leurs patrons ne savaient pas ce qu’était IPv6 ou que ce n’était pas leur priorité. La troisième raison était que les équipements étaient trop vieux. Aujourd’hui, ce problème n’existe plus. Nous avons un module sur IPv6 qui s’adresse aux patrons et aux gouvernements et d’autres modules pour les accompagner.
Quelle est l’actualité au sein d’AFRINIC ?
Au sein d’AFRINIC, au niveau des opérations, nous avons arrêté d’attribuer des adresses IP, car nous sommes en attente des élections des membres du conseil d’administration. La justice mauricienne nous a désigné un administrateur pour organiser les élections et permettre aux membres d’AFRINIC d’élire les nouveaux membres du conseil d’administration. Cela permettra de relancer la machine, car aujourd’hui AFRINIC fonctionne sans budget. Il y a de l’argent, mais nous ne pouvons pas l’utiliser car le conseil d’administration n’a pas pu être constitué et le contrat du directeur général est arrivé à expiration. J’appelle donc les membres du Burkina Faso et de toute l’Afrique à se tenir informés de l’actualité sur le site Web d’AFRINIC et à se préparer pour voter afin d’élire les membres de la région Ouest et des autres régions.
De l’extérieur, comment percevez-vous le développement de l’écosystème numérique au Burkina Faso ?
Depuis 2006, je suis dans l’écosystème Internet. J’étais assez jeune quand j’entrais avec notre grand frère, le regretté colonel Pierre Ouédraogo. Chaque année, les pays africains font des efforts et évoluent. Cela signifie que les choses ne stagnent pas ; dans chaque pays africain que j’ai parcouru, il y a des évolutions technologiques.
Ce n’est pas aussi rapide que nous le souhaiterions, mais il y a tout de même des avancées. Quand je regarde ce qui se passe au Burkina Faso, il y a des projets qui progressent ; la semaine du Numérique ne s’est pas arrêtée. L’ABDI, bien que relativement récente, fait de très bonnes choses pour le développement du « .bf ». Nous travaillons aussi avec l’ABDI pour sécuriser le « .bf », notamment avec le déploiement de DNSSEC (Les extensions de sécurité DNS, ndlr), en cours depuis plus d’un an avec des instances nationales qui gèrent le DNS. Ce sont des signes que la communauté progresse, même si ce n’est pas aussi rapide que dans certains pays. Il faut respecter et prendre en compte les contextes pour analyser et apprécier les progrès qualitatifs et quantitatifs des pays.
Un mot de fin ?
Le mot de fin est que l’ABDI, le régulateur et le gouvernement, via le ministère en charge de la Transition digitale, continuent d’investir dans le numérique, de s’assurer que la Semaine du numérique perdure et d’inviter les organisations africaines apolitiques qui œuvrent pour l’Internet à accompagner le continent dans son développement.
Les jeunes se sont plaints du manque de financement pour les projets innovants. J’encourage également les structures financières de l’État burkinabè à investir pour soutenir la jeunesse.
Il faut aussi que la population burkinabè sache apprécier les efforts de l’État en matière de financement des projets innovants. Ce n’est pas seulement au Burkina Faso, mais dans d’autres pays également, les fonds que l’État met pour les projets innovants ne sont jamais remboursés. Cela crée un manque à gagner qui empêche l’État d’aider les nouveaux projets. Lorsque vous investissez dans un projet, il est crucial de commencer à rembourser pour que d’autres puissent également bénéficier de ces fonds. C’est important.
Entretien réalisé par Fredo Bassolé Lefaso.net